Dring, dring, piou, piou, ti ti ti ti ti ti…
Nous avions perdu l’habitude d’être vraiment matinaux, mais le départ prévu à huit heures requiert d’être sur place à sept heures et quarante minutes, de quoi remettre assez vite les pendules à l’heure et enclencher nos deux réveils qui s’excitent par intervalles de cinq minutes chacun.
Les premières lueurs de l’aube sont encourageantes. Le ciel n’est certes pas dépourvu de nuages, mais le bleuté se devine sans peine au travers de ces derniers qui se teintent d’une couleur de feu si resplendissante qu’elle contamine toute l’atmosphère. La journée commence par une explosion de poésie.
Nous sommes presque à la bourre et pour la première fois de ma vie je remarque que Koh Sandra tient une cadence dans la marche fort soutenue capable de me distancer. A 250 $ la place, il est clair qu’il y a de quoi courir. Arrivés vers le ponton, deux cars pleins de chinois déversent leurs lots de bouffeurs de nouilles qui s’attroupent en bloc dans la file. A bord, il sera même nécessaire de leur mettre une vidéo exclusivement tournée dans leur langue afin de leur faire comprendre quels seraient les gestes sauveurs si le bateau devait couler en cours de route. Pour le reste de la flotte, on se contentera de l’anglais.
Nous traversons tout d’abord le lac de Manapouri. Le bateau lancé sur sa trajectoire, tout un chacun sort l’appareil photo, la tablette, le téléphone et mitraille généreusement aux côtés de ceux qui font un selfie près des turbines. Un grand moment de poésie avec ses postures diverses entre celui qui plie les genoux, rentre légèrement les fesses, l’autre qui se mire dans l’écran de son téléphone en se rendant compte qu’il ne sera pas possible de se voir correctement et obtenir un cliché honnête du décor en simultané, les autres qui tiennent la pose avec les doigts en V, le sourire forcé. Un folklore sans commune mesure.
Lorsque nous arrivons au bout du lac, à la hauteur de l’ancienne station électrique, les premières gouttes commencent à nous arroser la tête. Peu soutenues dans leur cadence il est vrai, on se dit qu’il nous est permis de garder une once d’espoir, que le temps n’est que stationnaire. On se rassure du mieux que l’on peut. Mais une fois rentrés dans le bus qui traverse une jungle de part en part (nous rencontrons deux cyclistes en cours de route sans comprendre ce qu’ils viennent foutre là), le torrent se fait de plus en plus appuyée, les vitres éclaboussées, les visages éteints.
Nous nous enfilons bientôt dans un second bateau de la même nature que le premier et prenons le large à son bord. Tout le monde comprend qu’il sera nécessaire d’avoir une place assise à l’intérieur, et sans perdre trop de temps, chacun largue au moins un sac, le vieux, la vieille, un des enfants afin de s’assurer d’avoir l’entier d’une table. Ce que nous ne faisons naturellement pas, alors Koh Sandra réussit à négocier de partager avec un couple de chinois. Lui, timoré, ne bougera pas de sa place pendant quatre heures et dormira même. Il lui faudra la présence d’une otarie pour qu’il daigne faire le déplacement. L’économie chinoise a de beaux jours devant elle.
Et puis nous filons sous une brume épaisse, devinant quelques cascades éparses, trouvant parfois le courage d’aller sur le pont avant du bateau se faire fouetter le visage par la pluie qui ne tarit pas, ou trop peu. Cela a du bon toutefois, car cette générosité dans le liquide gorge les cascades qui gagnent en puissance et déversent une quantité astronomique d’eau dans le Fiordland, ce qui en renforce le sentiment de puissance. Arrivé à l’embouchure, nous contournons un îlot sur lequel une centaine d’otaries se pavanent, ronflent, gloussent.
Le point culminant du tour arrive lorsque nous pénétrons dans une des branches qui comptent une dizaine de cascades torrentielles. Nous ne savons plus trop où donner de la tête. En s’enfilant au fond de cette gouille, le capitaine coupe le moteur et demande à écouter le silence. Seul le bruit des cascades arrive à nos oreilles, le plouc plouc des gouttes d’eau qui arrosent le pont et le son des déclencheurs des appareils photos ou téléphones des personnes qui souhaitent se souvenir du silence par l’image.
Voici un extrait sonore de ce moment:
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Et puis nous revenons au port d’attache, remarquons trois cars pleins des personnes devant nous seconder. Passage de témoin, nous retournons dans le véhicule avec un nouveau chauffeur qui nous déversera son lot de blagues en espérant que nous avons passé une journée concluante avec sa compagnie. Il a conscience que le temps maussade n’a pas permis d’avoir l’entier de l’expérience que le Doubtful était censé nous offrir, il s’assure alors que l’expérience humaine puisse au moins en combler le déficit. En traversant le lac Manapouri pour revenir au bercail, plus une personne sur le pont. Tout le monde se ressource à l’intérieur. Dans le crescendo de la ballade, ces décors désormais pluvieux n’ont plus grand chose à offrir. L’enthousiasme frénétique du prologue a laissé place à la nonchalance de la conclusion. Ceux qui le peuvent ouvrent leurs bentos et commencent à déguster le repas préparé par la compagnie.
A temps morose, planning plus relâché. Je crèche quelques heures dans le lounge où tout le monde se réunit pour attraper un peu d’internet. Nous sommes si nombreux que la box tire la langue. J’y resterai six heures le temps d’écrire les premiers articles et y rencontrerai personne. Cela me laisse le sentiment qu’aujourd’hui nous passons plus de temps à communiquer avec ceux qui sont loin de nous plutôt que de vivre avec les âmes qui partagent notre environnement. Cela me laisse perplexe mais ne m’empêche pas de tirer profit de la borne internet jusqu’à minuit et remarquer la présence de trois jeunes : l’un vautré sur le canapé en foetus qui tripote son téléphone de manière compulsive, le second affaissé sur son fauteuil dont le casque collé à ses oreilles déverse une musique online. Il dort. Le troisième a fait le des milliers de kilomètres pour jouer à un MMORPG (ndlr: jeu où plusieurs personnes jouent en même temps avec un avatar virtuel) sur son ordi dans un camping, faisant suffoquer la borne internet jusqu’à trois heures du matin au moins. Je perds foi en l’humanité. J’adresse un vague good night à destination des trois loubards en perdition, referme la porte derrière moi et retrouve la sérénité de mon van. What a day!
Milford Sound ou remonter vers le Nord? Nous ne savons trop quelle direction prendre pour le lendemain. L’amertume toute relative d’être un peu passé à côté de nos fjords nous encouragerait presque à rouler deux heures pour rallier cette destination très prisée et comparer les lieux. Nous nous laissons l’espace temps de la nuit comme terrain de réflexion… C’est mieux ainsi.
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